samedi 8 septembre 2012

Jugement de combinaison ou jugement d'extraction : l'art de l'incertitude




Rapprochons la définition classique de la compétence comme jugement de l'habileté du stratège vantée par CLAUSEWITZ : "c'est-à-dire l'habileté à extraire d'une multitude d'objets et de circonstances, par un jugement instinctif, le plus important et le plus décisif". Pour l'homme d'action, ce qui importe est ce qui doit être engagé dans l'action afin d'en assurer la réussite.

L'action, élevée au rang de principe général, est donc réputée capable de susciter des mesures adéquates, afin de juger de la pertinence des personnes et des ressources qu'il faut engager.

Une situation de départ est par définition considérée comme incertaine, car tous les "éléments à construire" sont équiprobables. Les personnes font face à l'incertitude en attachant les éléments à un dispositif déjà construit. Chaque information, objet ou personne ne sont pas pris en eux-mêmes mais comme un élément à insérer qui doit rendre place dans un "dispositif global". Cela pourrait s'appeler la règle de l'insertion de l'élément dans l'ensemble. Élément par élément, il y a modélisation de la situation, modélisation qui parfois prend la forme explicite d'un "codage". Chaque élément, simultanément, devient la preuve de la présence du dispositif de valeur ajouté auquel on se réfère.

Cependant, il apparait que l'incertitude initiale est vite résorbée par le dispositif de valeur ajouté le plus prégnant. Très vite, dans la pratique les preuves s'accumulent, et s'agencent pour former des situations d'évidence, dont la perfection tient au fait que chaque être s'y trouve "à sa place". L'expérience montre que, pour un sujet donné, sur la base de quelques informations initiales, les personnes font surgir des formes assez prégnantes pour entraîner la réinterprétation ou le rejet des informations nouvelles et, par là, stabilisent leur jugement en invoquant des "évidences aveuglantes".

On peut rapprocher l'habileté du stratège selon CLAUSEWITZ, à extraire "le plus important et le plus décisif" du mécanisme de production de preuve décrit par les sociologues de l'Ecole des conventions :

La preuve orienté vers le sens du juste et la preuve scientifique ont en commun de s'appuyer, non pas seulement sur des états mentaux, en l'espèce des convictions et des croyances, mais également sur des dispositifs qui se tiennent et qui fournissent des critères généraux d'évaluation. L'établissement d'un élément en preuve acceptable suppose de pouvoir prendre appui sur des ressources ayant déjà fait l'objet d'une généralisation au plan des principes. Notre culture valorise la remontée à des principes généraux. Un principe apporte avec lui la possibilité de la légitimité, et cela permet d'assurer comme préférable un critère de choix.(De la justification)(***)
"... dans le monde de l'industrie, les objets techniques doivent pour fonctionner de façon satisfaisante et s'ajuster correctement les uns aux autres, prendre appui sur des ressources préalablement établies sous une forme propre à faire le lien du local au global." . 
"La recherche d'un accord légitime conduit les personnes, tout en prenant en compte les circonstances, à s'élever au dessus des contingences, à faire apparaître la pertinence des être en présence par rapport à un même principe général d'équivalence." (De la justification). Avant que les preuves soient constituées, la situation apparaît donc comme susceptible d'une épreuve bien identifiable. Il faut valoriser ce moment initial d'identification de l'épreuve pertinente. Pour respecter quelque chose, il faut savoir d'abord comment se formule l'épreuve. Sans doute, est-ce là la part d'"invisibilité" que la tradition repère dans la compétence.

L.BOLTANSKI et L.THEVENOT notent dans leur ouvrage "De la justification" :

"L'univers des choses et des actions n'est pas uniforme mais s'éclate entre différents "construits" qui proposent d'emblée leurs ajustements. ...Les personnes que nous suivons dans leurs épreuves sont obligées de glisser d'un mode d'ajustement à un autre, d'une grandeur à une autre en fonction de la situation dans laquelle elles s'engagent…"

Or dans une société différenciée, chaque personne doit affronter quotidiennement des situations relevant de mondes distincts, savoir les reconnaître et se montrer capables de s'y ajuster. On peut qualifier ces sociétés de "complexes" au sens où leurs membres doivent posséder la compétence nécessaire pour identifier la nature de la situation et pour traverser des situations relevant de mondes différents.

Aussi, nous valoriserons les moments où les personnes équilibrent les "preuves évidentes" par d'autres "preuves évidentes", et restaurent l'état d'incertitude. C'est lorsque les personnes rassemblent dans une même situation un effet de bascule entre des évidences "divergentes", effet de bascule qui se rencontre ordinairement lorsque l'on passe d'une situation à une autre.

Nous pouvons maintenant mieux cerner ce que l'on peut comprendre par les termes "adaptation, combinaison, structuration" dans la définition de la compétence. Un travail, une mission font intervenir différents types de savoirs, de technologies, de procédures, de processuss de valeur ajoutée. Les situations normalisées qui sont exigées séparément, seront une fois rassemblées contradictoires entre elles. Pour combiner économiquement les normes, une personne dite "compétence" façonnera la situation de départ de telle sorte que les contradictions entre les normes de respect soient au pire limitées, au mieux dépassées par une combinaison créatrice ou innovante.

Être compétent, ce n'est pas "raisonner" une connaissance générale par rapport à une connaissance singulière. C'est ajuster, combiner, articuler différentes connaissances générales entre elles. Chacune propose un type d'épreuve. Laquelle privilégier ? La bonne question n'est pas l'exclusivité de l'épreuve, mais la recherche de l'épreuve la plus adéquate à la situation qui est vécue. La compétence consistera à construire cette épreuve et à la faire valider par ses pairs : c'est typiquement ce qui se passe au cours d'une soutenance devant un jury d'examen.

Alors que la dimension du respect d'un processus de valeur ajouté amène à multiplier les preuves, la combinaison simultanée de plusieurs processuss, de plusieurs dispositifs technologiques, oblige à différer la production de preuves. 

Cela oblige de s'engager dans un questionnement qui actualise la dimension d'incertitude de la situation initiale. Ce questionnement est celui qui est pratiqué dans les revues de projet, et que les anglo-saxons appellent le "What if..." : "que se passerait-il si...". La gestion des compétences, comme toute gestion, a pour préalable la mise en place d'un questionnement. C'est au cours de ce questionnement que se matérialise l'intérêt de la conjonction de plusieurs processus de valeur ajoutée.

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