lundi 29 octobre 2012

Réalité, amour et haine : l'ordre du pulsionnel

Sandor Ferenczi

Extrait du "Le problème de l'affirmation du déplaisir", 1926.

… Tenons nous à l'exemple de l'enfant qui désire téter. Supposons que jusque là il a tou­jours été apaisé au bon moment et que pour la première fois il lui faut subir le déplaisir de la faim et de la soif. Que va-t-il se passer en lui? Jusque-là, fort de son narcissisme primaire, il ne connaissait que lui-même, il ne savait rien de l'existence des choses étrangères, donc de sa mère, et par conséquent il ne pouvait avoir de sentiments à leur égard, ni bons ni mauvais. Il se pourrait qu'en relation avec la destruction phy­siologique provoquée par l'absence de nourri­ture dans les tissus de l'organisme, il se produise également une sorte de « désintrication pulsion­ nelle» dans la vie psychique, qui, se manifeste en premier lieu par une décharge motrice incoor­donnée et par des cris, mode d'expression tout à fait comparable aux manifestations de colère chez l'adulte. Quand, après avoir longtemps attendu et crié, l'enfant retrouve le sein mater­nel, celui-ci ne lui fait plus l'effet d'une chose indifférente qui est toujours là quand on en a besoin et dont, par conséquent, il n'est pas nécessaire de reconnaître l'existence ; il devient un objet d'amour et de haine; de haine parce qu'on a été obligé de s'en passer pendant un certain temps, d'amour parce qu'après cette privation il a procuré une satisfaction encore intense ; mais de toute manière il devient la matière d'une représentation d'objet, certes encore très vague. Cet exemple illustre bien, à mon avis, deux phrases très importantes de l'article de Freud sur la dénégation : « Le but premier et le plus immédiat de l'épreuve de réalité n'est pas de trouver dans la réalité un objet correspondant à ce qui est représenté mais de le retrouver et de se convaincre qu'il existe toujours ». Et encore : « Pour que l'épreuve de réalité ait lieu, il faut que des objets qui jadis avaient procuré une satisfaction réelle aient été perdus »

On voudrait seulement ajouter que l'ambi­valence dont nous venons de parler, c'est-à-dire la désintrication pulsionnelle, est absolument nécessaire pour qu'apparaisse une perception d'objet. Les choses qui nous aiment toujours, c'est-à-dire qui satisfont constamment tous nos besoins, nous n'en prenons pas connaissance en tant que telles, nous les incluons simplement dans notre moi subjectif; les choses qui nous sont et nous ont toujours été hostiles, nous les refoulons tout simplement ; quant aux choses qui ne sont pas inconditionnellement à, notre disposition, celles que nous aimons parce qu'elles nous procurent satisfaction et que nous détes­tons parce qu'elles ne nous obéissent pas en tout, nous créons pour elles des marques parti­culières dans notre vie psychique, des traces mnésiques auxquelles s'attache un caractère d 'objectivité, et nous nous réjouissons lorsque nous les retrouvons dans la réalité, autrement dit quand nous pouvons les aimer à nouveau. Et lorsque nous haïssons un objet et que nous ne parvenons pas à le refouler suffisamment pour pouvoir le nier durablement, la reconnaissance de son existence prouve qu'en réalité nous vou­ drions l'aimer et que seule la « malice de l'objet » nous en empêche. Le sauvage se montre donc parfaitement conséquent quand, après avoir tué son ennemi, il lui témoigne l'amour et le respect les plus grands. Il démontre simplement ainsi qu'il aurait préféré avoir la paix, qu'il voulait vivre en harmonie parfaite avec le monde alen­tour, mais qu'il en a été empêché par l'existence d'un « objet gênant ». 


L'apparition de cet obs­tacle a entraîné une désintrication de ses pul­sions sous la montée de la composante agressive et destructive ; après la satisfaction procurée par la vengeance, l'autre composante pulsion­ nelle, l'amour, cherche elle aussi la satisfaction. Tout se passe comme si les deux sortes de pul­sions se neutralisaient mutuellement quand le moi est à l'état de repos, à la manière de l'élec­tricité négative et positive dans un corps élec­trique inerte et comme si dans les deux cas des influences externes particulières étaient néces­saires pour séparer les deux sortes de courants et les rendre de nouveau actifs. L'apparition de l'ambivalence serait donc une sorte de mesure défensive, une aptitude générale à la résistance active qui représenterait, tout comme le phéno­mène psychique qui l'accompagne, la reconnaissance du monde objectif, un des moyens de maîtriser celui-ci.

Remarquons cependant que si l'ambivalence témoigne d'une reconnaissance de l'existence des choses, nous n'accédons pas pour autant à ce qu'on appelle la vision objective; au contraire les choses deviennent tour à tour l'objet d'une haine et d'un amour tout aussi passionnés. Pour parvenir à l'objectivité, il faut que les pulsions libérées soient inhibées, c'est-à-dire qu'elles s'unissent à nouveau entre elles, une nouvelle intrication pulsionnelle doit donc se produire une fois la reconnaissance accomplie. C'est peut­ être là aussi le processus psychique qui garantit l'inhibition et l'ajournement de l'action jusqu'à ce que réalité extérieure et « réalité de pensée » soient devenues identiques; la capacité de juger et d'agir objectivement est donc essentiellement une capacité des tendances de haine et d'amour à se neutraliser mutuellement, constatation qui a tout l'air d'un lieu commun. Nous pensons néanmoins que l'on peut sérieusement consi­dérer le lien mutuel qui unit les forces d'attrac­tion et de répulsion comme un processus psycho-énergétique à l'œuvre dans toute forma­tion de compromis et dans toute vision objec­tive ; il faudrait donc remplacer la maxime sine ira et studio (sans colère ni complaisance) et dire qu'une vue objective des choses exige de donner libre cours à une quantité égale de ira et de studium.

Manifestement, il existe différents, degrés dans le développement de la capacité d'objecti­vité. Dans mon essai sur le développement du sens de réalité, j'ai décrit l'abandon graduel de la toute-puissance personnelle, son transfert sur d'autres puissances supérieures (nourrice, parents, dieux), et j'ai appelé ce processus la période de la toute-puissance à l'aide de gestes et de mots magiques; puis, j'ai supposé que le dernier stade, celui où l'on tire la conclusion de l'expérience douloureuse, correspondait à l'aban­ don définitif de la toute-puissance, à une sorte de stade scientifique de la reconnaissance du monde. Recourant à la terminologie psychana­lytique, j'ai désigné la toute première phase, celle où seul le moi existe et où celui-ci s'appro­prie tout l'univers de l'expérience, comme la période d'introjection; la seconde phase, celle où la toute-puissance est attribuée à des puis­ sancés extérieures, comme la période de projection; quant au dernier stade de développement, j'ai pu le concevoir comme un stade où les deux mécanismes sont utilisés à part égale et se compensent mutuellement. Cette succession cor­respond à peu près à la représentation du déve­loppement de l'humanité esquissée par Freud dans Totem et tabou : phase magique, phase religieuse, phase scientifique. ..



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